Canon et Anti-Canon (II) : Contestation de la structure
Corin BRAGA
Descriere autor:
Babes Bolyai University of Cluj-Napoca
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corinbraga@yahoo.com
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Rubrica:
Studii literare
Abstract: The poetic principles defined by Aristotle in his Poetics gave birth to an aesthetic tradition which dominated Western culture and literature up until the twentieth century. All his successors believed that, in order to achieve literary value and public acclaim, a text should comply with criteria such as unity of the subject (mythos), harmony of the parts (taxis), clear inclusive meaning (dianoia), etc. – in other words, structure. However, many authors departed from this ideal and gave free rein to their fantasy, conceiving plethoric, multi-layered, anarchic works, which tended to be, most often than not, excluded from the literary canon. During the twentieth century, with the modern and then the postmodern turn, not only the practical creative Aristotelian rules, but also the very idea of structure was contested. In this paper I make a survey of some of the main critical thinkers who opposed Aristotle’s model of closed works: M. Bakhtin, C.-L. Strauss, J. Derrida, Gilles Deleuze and Félix Guattari, U. Eco, F. Moretti, etc.
Keywords: Aristotle, structure, canon, deconstruction, M. Bakhtin, C.-L. Strauss, J. Derrida, Gilles Deleuze and Félix Guattari, U. Eco, F. Moretti.
Dans un texte antérieur[1], nous avons démontré que les critères poétiques et les normes génologiques d’Aristote imposent une hiérarchie des valeurs aux œuvres et aux genres littéraires. Depuis l’Antiquité à nos jours on n’a cessé de faire la distinction entre les styles nobles et les styles bas, entre les genres sérieux et les genres populaires (ex. Bildungsroman vs. Policier), entre œuvres majeures et « romans de gare ». Les textes qui ne respectent pas les prescriptions de la structure unifiée et cohérente sont relégués dans les périphéries de la pop culture, de la sous-culture. Comme le dit Franco Moretti, ils sont systématiquement accusés de « pedantry, eclecticism, a boring game, dead form, frivolity, artificiality, illusion »[2].
Cependant, les réactions et les révoltes contre cette tyrannie esthétique n’ont pas manqué non plus. Il est vrai qu’elles ont rarement trouvé un couloir pour rentrer dans les esthétiques dominantes. Et si des œuvres monumentales, mais clairement anarchiques, telles celles de Rabelais, l’Arioste ou Spencer, ont fini par être acceptées comme des chefs-d’œuvre et de modèles, elles ont été toutefois considérées comme des exceptions et n’ont pas réussi à modifier le canon critique en tant que tel. Ce n’est que pendant les deux derniers siècles que les poétiques romantique, symboliste, moderniste, d’avant-garde, post-moderne, etc., ont pu relativiser la perception poétique et critique commune et donner lieu à des conceptions alternatives. Dans ce chapitre nous allons nous pencher sur certaines théories du vingtième siècle qui proposent des modèles poétiques et créateurs explicitement opposés au canon aristotélique.
Le Gestaltisme, le formalisme, le structuralisme ont constitué les paradigmes auxquelles plusieurs théoriciens, parfois des membres issus de ces groupes mêmes, partis à contre-courant, ont donné des répliques « en repoussoir ». Ainsi Mikhaïl Bakhtine, bien qu’il ait été revendiqué par Roman Jakobson et le groupe des formalistes russes de Moscou et de Saint Petersbourg, puis de Prague, a exploré des dimensions de l’art et de la création qui contestaient plutôt l’idée de formes paradigmatiques. À partir de l’analyse de l’œuvre et des personnages de Dostoïevski (1929), Bakhtine soutient que la nature de la prose est le dialogisme[3]. En opposition avec le monologue de la poésie, la prose permet de mettre en scène simultanément les discours de l’auteur, du narrateur, des personnages, à savoir le discours du je et le discours de l’autre. Et si le dialogue extérieur, entre des personnages différents, est un acquis ancien (du moins depuis les dialogues de Platon), la grande révolution de Dostoïevski est de construire des dialogues intérieurs, entre des voix contradictoires et personnalités multiples du même personnage.
Bien plus, reprend Bakhtine, les relations dialogiques sont un phénomène caractéristique de tout discours, en fait de toutes les relations sociales[4]. À l’instar d’Emmanuel Levinas, qui voit l’être humain comme le résultat des interactions entre les individus, Bakhtine envisage aussi une hétérologie sociale, une polyglossie des voix alternatives et contradictoires. L’altérité irréductible et l’asymétrie des personnes et des groupes engendrent une polyphonie des discours, des conceptions, des visions du monde. Au niveau de la littérature, qui reflète cette complexité humaine, la polyphonie devient un principe organisateur des conflits entre personnages, entre idéologies et courants, entre chronotopes et genres. Et puisqu’il n’y pas de conception unique, de vérité incontestable, d’interprétation complète, le dialogisme est « infinalisable », la structure des textes est ouverte, idée reprise par Umberto Eco dans le concept de opera aperta. De ce fait, aucune formule ne saurait décrire et réduire une œuvre à un scénario indivis, à un sens unificateur, à une explication finale[5].
Les œuvres littéraires sont plurilingues, dans le sens qu’elles sont capables de reproduire plusieurs langages sociaux, de classe, genre, profession, etc. Un exemple brillant en est François Rabelais qui, selon Bakhtine, « traite parodiquement presque toutes les formes du discours idéologique (philosophique, éthique, savant, rhétorique, poétique) »[6]. Utilisant Rabelais comme analyse de cas, le théoricien russe ambitionne à dresser un panorama du conflit et du dialogue entre plusieurs poétiques et visions du monde à la fin du Moyen Âge en France[7]. À l’idéologie régnante imposée par l’Église et l’État, dominée par la théologie et la morale chrétienne, la culture populaire aurait opposé toute une série de fêtes héritées, en tant que réminiscences et survivances, du substrat païen antique, des Saturnales romaines en premier lieu : le carnaval, la fête des fous (festa stultorum), la fête de l’âne, le Mardi Gras, le charivari, les mystères, fabliaux, soties, farces, diableries, bouffonnades et autres spectacles de foire, etc. Si les cérémonies religieuses avaient un caractère sérieux, sacré, les festivités populaires imaginaient un monde à rebours (mundus inversus), dominé par le rire, le comique, la parodie, la caricature, l’injure. Les évangiles, les testaments, les prières, les hymnes, les litanies, les messes bénéficiaient tous de lectures à rebours : Testament du porc, Testament de l’âne, Messe des ivrognes, Évangile des ivrognes, parodia sacra, sermons joyeux, légendes parodiques de la vie des saints, etc.
À l’inégalité des classes, à la hiérarchie sociale consacrée par le système féodal, l’imaginaire populaire opposait une liberté individuelle et une « démocratisation » des relations entre les individus :
« En effet, dans les fêtes officielles, les distinctions hiérarchiques étaient soulignées à dessein, chacun des personnages devait se produire muni de tous les insignes de ses titres, grades et états de service et occuper la place dévolue à son rang. Cette fête avait pour but de consacrer l’inégalité, à l’opposé du carnaval où tous étaient considérés comme égaux, et où régnait une forme particulière de contacts libres, familiers entre les individus séparés dans la vie normale par les barrières infranchissables que constituaient leur condition, leur fortune, leur emploi, leur âge et leur situation de famille. »[8]
Dans ce monde à l’envers, les valeurs spirituelles de la haute culture aristocratique étaient remplacées par les désirs et les plaisirs de la chair, par l’imagerie anti-canonique du corps. Le vecteur ascendant de la promesse de salut par la foi était remplacé par un vecteur descendant, orienté vers la vie matérielle, la nourriture, l’estomac et l’ingestion, la défécation, la sexualité, le péché, le monstrueux, le difforme, la décrépitude, le putride, le cadavre, la mort. Selon Bakhtine, ces fêtes populaires héritaient des rites archaïques de la fécondité, avec leur double symbolisme, déchéance et régénération, « la mort et la résurrection, l’alternance et le renouveau »[9]. La monstruosité même de ces manifestations, en dehors de tout ordre établi, suggérait le retour de la communauté, pendant la période du carnaval, à l’état de chaos, en vue d’une nouvelle création, de la restauration d’un cosmos augural. La culture populaire développait, ou plutôt conservait, une contre-idéologie amorphe allant à l’encontre de la politique étatique, une culture du principe matériel-corporel, de facture païenne ancestrale, contraire aux idéaux spirituels de la chrétienté.
Cette anarchie sociale se reflétait dans des catégories esthétiques et poétiques opposées au beau, au sublime, à l’harmonie, à l’unité du canon classique. Bakhtine appelle ce mode créateur réalisme grotesque[10]. Pour donner le plein emploi au concept de grotesque, il passe en revue son archéologie linguistique et théorique, à partir de la technique romaine de décorations caractérisée par les artistes de la Renaissance comme grottesca, de Vitruve à Vasari, de Möser et Flögel à Schlegel et Jean Paul, de Hegel et Gautier à Reich, Burlach et Kayser[11]. Le canon grotesque est en antithèse avec le canon traditionnel, il « se trouve, évidemment, en contradiction formelle avec les canons littéraires et plastiques de l’Antiquité ‘classique’, qui a été à la base de l’esthétique de la Renaissance »[12]. En assumant à bras ouverts le rire et la dérision, des œuvres « grotesques » telles celle de Rabelais, mais aussi celles de Shakespeare et Cervantès, brisaient la conception du « sérieux » de l’art et posaient des problèmes de catégorisation[13]. Elles faisaient économie des principes classiques et assumaient une liberté au-delà du canon aristotélique.
La question du canon classique à la Renaissance a été reprise par Rosalie Colie. La comparatiste américaine n’assume pas les théories Gestaltistes, formalistes et structuralistes sur l’existence des schemata génériques, elle ne s’engage pas dans la question de leur validité psychologique, elle remarque simplement que les théoriciens de la Renaissance avaient adopté de manière enthousiaste les poétiques de l’Antiquité, avec Aristote et Cicero en chefs de file. Correcte ou erronée, peu importe, la pensée catégoriale, à travers des formes et des formules bien circonscrites, « idées de forme, établies par tradition et consensus »[14], les aidait à (ré)définir la nouvelle littérature. En même temps, Colie remarque que les préceptes formels classiques étaient largement débordés par des chefs-d’œuvre difficilement catégorisables comme celles de Rabelais ou de l’Arioste. C’est surtout le système des genres qui a été soumis à un brassage massif, dans les cadres d’une conception et d’une pratique poétique que Colie appelle « inclusionisme ».
L’inventivité et la liberté des auteurs de la Renaissance par rapport aux catégories poétiques et rhétoriques amène Rosalie Colie et d’autres théoriciens actuels comme Alastair Fowler et Jean-Marie Schaeffer à substituer le concept « bâtard » de genre, si flou qu’en fait il est inapplicable, par celui de « kind », type, forme[15]. La conclusion (ou plutôt l’exorde de la vision actuelle sur la théorie des genres) de Glyn P. Norton, l’éditeur du troisième volume, sur la Renaissance, de The Cambridge History of Literary Criticism, est que : « Such uncanonical forms as Rabelaisian narrative, for instance, resist formulation precisely because they represent internally a dispersion of the normative, a multiplication and intermingling of generic “kind” »[16]. Bien qu’invoqué et recommandé par les poéticiens et rhétoriciens, le canon aristotélique se révèle avoir été en fait superbement ignoré par des auteurs non seulement du « canon grotesque » comme Rabelais, mais aussi du « canon sérieux » comme Boiardo, l’Arioste ou Cervantès.
Un deuxième cas de mise en doute des systèmes totalisateurs que nous allons évoquer vient, de manière surprenante, d’une des figures-clé du structuralisme, Claude Lévi-Strauss. On ne connaît que trop bien sa grande tentative de pourvoir l’anthropologie d’une méthode complète et exhaustive. En prenant pour exemple la révolution produite dans la phonétique par le formalisme de N. Trubetzkoy, qui a réussi à dépasser l’individualisme et l’atomisme de la linguistique « ancienne » vers un « structuralisme et universalisme systématique », Lévi-Strauss se propose à son tour de formuler une « anthropologie structurale »[17]. Conscient du fait que le langage est stratifié sur des niveaux différents de sens, il suggère de définir, sur le modèle des unités de la phonétique (les phonèmes), de la grammaire (les morphèmes) et du discours (les sémantèmes), les unités du mythe en tant que récit fondateur de civilisation : les mythèmes. Ces « grosses unités constitutives » sont des « paquets de relations » entre les éléments des récits mythiques (personnages, actions, objets, symboles, etc.) qui forment en quelque sorte le « vocabulaire » de la mythologie[18]. Le panorama des mythèmes d’une culture constituerait le « dictionnaire » qui permettrait la compréhension de sa mythologie et conception religieuse.
Le but de Lévi-Strauss semble apparenté à l’archétypologie de N. Frye ou de Gilbert Durand. Nonobstant, les « structures anthropologiques » de l’imaginaire de ces derniers visent les thématiques, les « contenus » de la mythologie, c’est-à-dire sa dimension sémantique, et sont donc ce que Teun A. van Dijk et Walter Kintsch appellent des macrostructures, tandis que les mythèmes de l’anthropologie structurale envisagent les relations, les « formes » de la mythologie, c’est-à-dire sa dimension sémiotique, rentrant dans les cadres des superstructures[19]. Lévi-Strauss critique d’ailleurs la conception de C. G. Jung, pour lequel les archétypes seraient des thèmes mythologiques avec des significations concrètes, ce qui rabaisserait l’archétypologie au niveau de l’analyse lexicale, alors que « chaque grande unité constitutive a la nature d’une relation », ce qui impose une analyse « syntactique » de la mythologie[20]. En tout cas, l’anthropologie structurale aspire, de même que l’« anatomie critique » de Frye, à l’objectivité et à la totalité, ce qui fait d’elle une discipline pleinement aristotélique, qui respecte les critères respectifs de la mimesis et de l’unité[21].
Cependant, Lévi-Strauss se sent obligé d’attirer l’attention sur le fait que le matériel ethnographique soumis à l’analyse structurale est, au point de départ, chaotique et indistinct, le plus éloigné possible des patterns auxquels aspire l’anthropologie :
« Reconnaissons plutôt que l’étude des mythes nous amène à des constatations contradictoires. Tout peut arriver dans un mythe : il semble que la succession des évènements n’y soit subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité. Tout sujet peut avoir un quelconque prédicat ; toute relation concevable est possible. Pourtant, ces mythes, en apparence arbitraires, se reproduisent avec les mêmes caractères, et souvent les mêmes détails, dans diverses régions du monde. D’où le problème : si le contenu du mythe est entièrement contingent, comment comprendre que, d’un bout à l’autre de la terre, les mythes se ressemblent tellement ? »[22]
Lévi-Strauss se heurte au grand problème des invariants. Pourquoi y a-t-il des thèmes et formes itératives ? Dans un autre contexte, en discutant du fondement des archétypes en tant que universalia, nous avons fait la distinction, dans l’histoire des idées, entre trois grandes définitions selon l’origine des entités récurrentes dans les mythes, la religion, la littérature, les arts, et la culture en général : les archétypes sont des entités ontologiques (comme les « idées », les paradigmata, de Platon), qui existent en dehors de l’homme et qui donnent les modèles pour les représentations humaines ; ils sont des entités psychologiques (comme les « archétypes » de Jung ou les « structures anthropologiques » de Durand), des matrices de la pensée humaine héritées génétiquement ; ils sont des topoi, des loci culturels, dont la récurrence s’explique exclusivement par des influences et des transmissions interindividuelles et inter-collectives, sans support génétique[23].
Évitant de trancher entre les explications possibles et de se compromettre de manière explicite dans l’une ou l’autre de ces acceptions des invariants (historique, psychologique, culturelle, etc.), Lévi-Strauss semble cependant pencher vers une explication psychologique. Comme nous l’avons vu, il rejette toutefois la théorie jungienne, du moins en ce qui concerne le niveau d’abstraction (les archétypes de Jung se situent au niveau de la sémantique lexicale, alors que les mythèmes configurent le niveau du discours), mais non par une critique globale de la psychologie des profondeurs. En conséquence, les « grosses unités constitutives » de Lévi-Strauss seraient plutôt explicables, en accordant le structuralisme au contexte actuel des neurosciences et du néoévolutionnisme, comme des schemata ou des schémas-images du cerveau, des universaux ou des « primitifs » hérités par voie génétique, sinon comme des structures intégrales, au moins comme des possibilités de regroupement des neurones dans des modules et des cartes cérébrales[24]. Dans les cadres de son propre parti pris théorique, Lévi-Strauss constate et postule l’existence des grandes structures de sens mythologiques, qui doublent, à un niveau supérieur d’abstraction, les structures des langues. À partir de ce présupposé dérive une méthodologie de travail : « Puisqu’un mythe se compose de l’ensemble de ses variantes, l’analyse structurale devra les considérer toutes au même titre »[25]. Plus précisément, l’ethnologue se doit de dresser une grande carte de toutes les variations disponibles d’un mythe et de créer la synopsis des mythèmes récurrents, en les organisant en des séquences autant synchroniques que diachroniques. Ce grand tableau combinatoire des « paquets de relations » aboutirait par faire émerger la structure profonde d’une mythologie.
Pourtant, cet optimisme constructif semble de moins en moins assuré à mesure que le dossier anthropologique accueille de plus en plus de matériel. Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss réaffirme la variété presque chaotique des corpus mythologiques et se demande, à juste titre, si l’identification d’une structure totale n’est pas une tâche a posteriori : « Il y a, sans doute, quelque chose de paradoxal dans l’idée d’une logique dont les termes consistent en bribes et en morceaux, vestiges de procès psychologiques ou historiques, et comme tels, dépourvus de nécessité »[26]. La solution qu’il propose pour sortir de cette aporie est de faire la distinction entre l’histoire (les transformations du « devenir pur ») et la logique (la forme paradigmatique) des corpus mythologiques. Ainsi, il en vient à alléguer une évolution (ou involution) des mythes, à partir d’une existence originale cohérente et complète, à des stades de désagrégation de plus en plus entropique, qui laissent aux mythèmes survivants la possibilité de se recombiner dans d’autres mythes :
Cette rigueur, qui paraît leur faire défaut quand nous les observons au moment de leur nouvel emploi, ils l’ont possédé naguère, quand ils faisaient partie d’autres ensembles cohérents […] Cette logique opère un peu à la façon du kaléïdoscope : instrument qui contient aussi des bribes et des morceaux, au moyen desquels se réalisent des arrangements structuraux. Les fragments sont issus d’un procès de cassure et de destruction, en lui-même contingent, mais sous réserve que ses produits offrent entre eux certaines homologies : de taille, de vivacité de coloris, de transparence. Ils n’ont plus d’être propre, par rapport aux objets manufacturés qui parlaient un « discours » dont ils sont devenus les indéfinissables débris ; mais, sous un autre rapport, ils doivent en avoir suffisamment pour participer utilement à la formation d’un être d’un nouveau type […][27]
Si un ensemble de mythèmes semble, à un certain moment de l’histoire, n’avoir presque pas de cohérence, cela n’infirme pas l’existence d’une logique d’un mythe initial, qui a été acculturé et dont le corps s’est pulvérisé dans des restes, situation qui légitime la possibilité d’une reconstruction structurale a posteriori.
Finalement, dans un travail plus tardif, à savoir ses Mythologiques, après avoir plongé à fond dans la mythologie amazonienne et américaine, Lévi-Strauss se voit obligé d’admettre que toute analyse structurale n’est que provisoire et incomplète, parce que la matière mythologique « ne se laisse pas enfermer dans des limites territoriales ou dans les cadres d’une classification. Quelle que soit la façon dont on l’envisage, elle se développe comme une nébuleuse, sans jamais rassembler de manière durable ou systématique la somme totale des éléments d’où elle tire aveuglément sa substance »[28]. « Les thèmes se dédoublent à l’infini. Quand on croit les avoir démêlés les uns des autres et les tenir séparés, c’est seulement pour constater qu’ils se ressoudent, en réponse aux sollicitations d’affinités imprévues »[29]. La pensée mythique, conclut Lévi-Strauss, n’a pas une finalité intrinsèque et ne ressent pas le besoin de trajets complets, c’est pourquoi les mythes sont in-terminables et leur analyse est une science anaclastique[30].
Par devoir professionnel, l’anthropologue se sent obligé de ne pas capituler devant un tel travail de Sisyphe. En fin de compte, il détient tout de même les instruments très forts et efficaces de l’herméneutique structurale. Face à une sorte de plasma mythologique brownien, il a la liberté de choisir un point de départ (un mythe) au hasard et de construire à partir de lui plusieurs axes qui rassemblent des variantes isomorphes sur des schèmes conducteurs.
« Au fur et à mesure, donc, que la nébuleuse s’étend, son noyau se condense et s’organise. Des filaments épars se soudent, des lacunes se comblent, des connexions s’établissent, quelque chose qui ressemble à un ordre transparaît derrière le chaos. Comme autour d’une molécule germinale, des séquences rangées en groupes de transformations viennent s’agréger au groupe initial, reproduisant sa structure et ses déterminations. Un corps multi-dimensionnel naît, dont les parties centrales dévoilent l’organisation alors que l’incertitude et la confusion règnent encore au pourtour. »[31]
Dans ses travaux précédents, Lévi-Strauss était optimiste quant à la possibilité de dégager le noyau d’un mythe. Il ne l’est plus maintenant :
« Mais nous n’espérons pas observer le stade où la matière mythique, d’abord dissoute par l’analyse, cristallisera dans la masse, offrant partout l’image d’une structure stable et bien déterminée. Outre que la science des mythes en est aux balbutiements et qu’elle doit s’estimer heureuse d’obtenir fût-ce des ébauches de résultats, nous sommes dès à présent certain que l’étape ultime ne sera jamais atteinte, puisqu’à supposer théoriquement possible, il n’existe et n’existera jamais de population, ou de groupe de populations, dont les mythes et l’ethnographie (sans laquelle l’étude des mythes est impuissante) fassent l’objet d’une connaissance exhaustive. Cette ambition serait même dénuée de sens, s’agissant d’une réalité mouvante, perpétuellement en butte aux atteintes d’un passé qui la ruine et d’un avenir qui la change. »[32]
L’admission de l’impossibilité de fixer le devenir des mythes dans des structures closes amène Lévi-Strauss à adapter sa démarche analytique au matériel analysé. Bien qu’il continue d’utiliser les schémas graphiques pour organiser les variations de chaque thème (ces termes renvoient à la musique), la configuration de son livre n’aspire plus à la géométrie d’une démonstration, mais se propose de reproduire le mouvement brownien des mythologies : « la bizarre conception de ce livre nous semble être le signe que nous sommes peut-être parvenus à capter, grâce à un plan et à une méthode qui se sont imposés bien plus que nous les avons choisis, certaines des propriétés fondamentales de notre objet »[33].
« En somme, le propre de ce livre est de ne pas avoir de sujet : restreint d’abord à l’étude d’un mythe, il doit, pour y parvenir incomplètement, s’assimiler la matière de deux cents. Le souci qui l’inspire de se cantonner dans une région géographique et culturelle bien délimitée n’évite pas que, de temps à autre, il ne prenne l’allure d’un traité de mythologie générale. Il n’a pas de commencement, puisqu’il se fût développé de manière analogue si son point de départ eût été pris ailleurs ; et il n’a pas davantage de fin, car de nombreux problèmes n’y sont que sommairement traités, et d’autres tout juste mis en place dans l’attente d’un meilleur sort. »[34]
Après cet aveu d’insuffisance, sinon d’échec, du structuralisme, venu de l’intérieur à partir de l’expérience pratique, ce fut au tour du post-structuralisme de rehausser le problème de la forme au rang de question de principe. De même que Kurt Gödel a démontré, par ses théorèmes d’incomplétude, que les systèmes axiomatiques définis par le programme de David Hilbert sont soit incomplets, soit inconsistants, Jacques Derrida s’est attaqué aux axiomes des différents formalismes. C’est lors du congrès « The Languages of Criticism and the Sciences of Man » (Les Langages critiques et les Sciences de l’homme), organisé à Baltimore par le Johns Hopkins Humanities Center, les 18-21 octobre 1966, qu’il a lancé la provocation, le courant philosophique et la mode du déconstructivisme par son discours sur « Structure, Sign, and Play, in the Discourse of the Human Sciences »[35]. Dans sa variante française, le texte a été publié un an plus tard, dans le volume Écriture et la Différance[36].
Le coup de boutoir de la conférence était dirigé contre le concept de « centre », en tant que centre organisateur que les épistémologies traditionnelles s’accordent d’octroyer à toute structure théorique. Derrida s’ingénie à démontrer que l’idée de « structure centrée » est plutôt un « désir du centre » et une « certitude rassurante », et non un concept intrinsèque des structures elles-mêmes. Pire encore, par le fait même qu’il impose une cohérence et une structuralité, le centre se trouverait, « paradoxalement, dans la structure et hors de la structure », il ne serait pas « un lieu fixe mais une fonction, une sorte de non-lieu dans lequel se jouaient à l’infini des substitutions de signes »[37]. Le centre ne serait qu’une chimère épistémologique, destinée à combler une angoisse cognitive, celle de ne pas pouvoir maîtriser des structures libres, ouvertes au jeu des combinaisons et transformations. Menés, souvent de manière apriorique et sous-entendue, par le besoin de donner un sens à toute configuration, par le désir d’ordre, les philosophes ont imposé l’image d’un centre organisateur, sans vraiment la questionner et la définir.
Les figures du centre peuvent varier, arché (principe), telos (but, fin), eidos (essence), ousia (substance), energeia, idea, aletheia (vérité), transcendance, Dieu, conscience, etc., néanmoins chacun de ces concepts désigne « l’invariant d’une présence », certifie la stabilité d’une ontologie et garantit l’existence d’un sens dans toutes les démarches cognitives qui l’utilisent. On reconnaît dans cette liste les concepts métaphysiques forts de Platon et Aristote, des pères de l’Église et des philosophes classiques, qui ont offert la colonne vertébrale de la pensée européenne. Chez tous ces penseurs, pour assouvir l’anxiété d’un manque de signification globale, « le mouvement de toute archéologie, comme celui de toute eschatologie, est complice de cette réduction de la structuralité » à la centralité. Dans l’histoire de la connaissance humaine, « une structure privée de tout centre représente l’impensable lui-même »[38].
Cependant, soutient Derrida, l’époque moderne aurait démantelé cette illusion par l’action critique de plusieurs penseurs sceptiques, comme Nietzsche et Heidegger, qui ont ruiné la prétention que la métaphysique et l’onto-théologie peuvent surprendre l’être, et Freud, qui a démontré que la conscience n’est pas le centre de l’individu humain. Et, en effet, le nihilisme métaphysique a vidé la transcendance, alors que la psychologie phénoménologique, comme celle de Sartre, a fini par démontrer que la conscience aussi est vide, qu’elle n’est pas, qu’elle se néantise. Selon Derrida, ce sont les sciences du langage et les théories du signe qui ont fait basculer le concept de centre, du monde réel, extérieur ou intérieur, au monde du discours, où tout est jeu de combinaisons des significations. De ce fait, le philosophe actuel ne saurait plus garantir des « signifiés transcendantaux », il devrait s’occuper plutôt à déconstruire ces concepts, à dévoiler les mécanismes linguistiques de leur construction, à exposer l’archéologie des épistémologies et des méthodologies qui les utilisent.
À part ces précurseurs, Derrida évoque plus longuement Claude Lévi-Strauss, partiellement avec les mêmes arguments que nous-même avons cités auparavant. L’aspect protéique des corpus mythologiques constaté par l’anthropologue dans ses Mythologiques offre au philosophe l’exemple d’une configuration manquant de centre hiérarchique : « C’est par cette absence de tout centre réel et fixe du discours mythique ou mythologique que se justifierait le modèle musical que Lévi-Strauss a choisi pour la composition de son livre. L’absence de centre est ici l’absence de sujet et l’absence d’auteur »[39]. En plus, le caractère in-terminable d’une mythologie, sa richesse infinie, en perpétuelle transformation aussi longtemps que la communauté qui la produit continue de vivre, empêche aussi bien sa compréhension totale. Citant Lévi-Strauss, Derrida conclut que la totalisation, en tant que procédé analytique, est autant impossible qu’inutile : de même que le dégagement d’une grammaire ne nécessite pas l’analyse de toutes les occurrences linguistiques, la synopsis d’un mythe n’implique pas l’exhaustion de toutes ses variations.
Ces conclusions des ethnologues, qui ont été les premiers à dénoncer l’ethnocentrisme méthodologique occidental, amènent Derrida à demander pour tout théoricien l’obligation autant professionnelle que morale de soumettre à l’examen ses propres instruments, « la nécessité de sa propre critique ». Pour réduire le risque d’imposer une vision théorique qui falsifie l’objet d’étude, il faut « questionner systématiquement et rigoureusement l’histoire de ces concepts […] en en dénonçant ici ou là les limites »[40]. Les discours scientifiques hérités sont informés par des aprioris cachés, des présuppositions non-questionnées, d’où la tache de « détruire l’ancienne machine à laquelle ils appartiennent » et « la déconstruction de cet héritage lui-même »[41]. C’est ainsi qu’a été fondé le programme du post-structuralisme, en tant que méta-théorie : « S’inquiéter des concepts fondateurs de toute l’histoire de la philosophie, les dé-constituer, ce n’est pas faire œuvre de philologue ou d’historien classique de la philosophie. C’est sans doute, malgré l’apparence, la manière la plus audacieuse d’esquisser un pas hors de la philosophie »[42].
Le désassemblage des discours scientifiques libère des concepts et des notions qui, de même que les mythèmes définis par Lévi-Strauss, se reconfigurent dans d’autres mythes, peuvent à leur tour se recombiner dans de nouveaux systèmes. Toutefois, Derrida n’est pas intéressé par la production d’autres discours, mais plutôt par le matériel discursif obtenu en état de liberté amorphe. Empruntant à Lévi-Strauss l’opposition entre ingénieur et bricoleur (le premier crée les instruments et les matériaux pour son œuvre architecturale, le deuxième utilise des restes préexistants pour bricoler une composition « de toutes pièces »), il définit à son tour deux méthodologies de travail : la « thématique structuraliste » et « l’affirmation joyeuse du jeu ». Ainsi, l’interprétation de la mythologie (et en fait de tout domaine) peut se faire soit de manière systématique, archétypale, cherchant avec une sorte de sollicitude « triste, négative, nostalgique, coupable, rousseauiste » les origine perdues et absentes, soit de manière affirmative, active, reflétant la liberté du devenir, du changement, du « hasard absolu »[43]. La première démarche se sent obligée d’organiser le matériel dans une structure hiérarchique et centrée, la deuxième assume le « non-centre » non pas comme la perte d’un point fixe donné, mais comme une absence naturelle, spécifique pour une configuration an-archique.
À un niveau profond, Derrida met en question les fondations mêmes de la pensée aristotélique. Avec la contestation de la centralité, non seulement l’unité, l’intégralité et la totalité des configurations culturelles sont mises en question, mais aussi leur raison, le ratio, la dianoia d’Aristote. En effet, le centre est autant « dans la structure et hors de la structure », jouant le rôle de point de récapitulation qui confère organicité à cette structure. De par son externalité, le centre apporte à la structure une richesse de sens symbolique, une « surabondance du signifiant »[44]. C’est « cette ration supplémentaire de signification [qui] est l’origine de la ratio elle-même »[45]. Sa présence permet l’appréhension du discours respectif comme épistémè, comme théorie cohérente. Or, qu’arrive-t-il si on enlève le centre ? La structure s’effondre, elle perd ses lignes d’organisation interne, et le discours redevient un jeu pur, gouverné par le hasard d’une existence en mouvement. En l’absence d’un centre, la mythologie, ainsi que la littérature, perd son logos, l’« enchaînement du discours » se brise, la dianoia, en tant que possibilité de connaissance discursive, s’efface.
On connaît le succès qu’ont eu le post-structuralisme et le déconstructivisme autant en France et en Europe qu’aux États-Unis. En même temps, cette tournure postmoderne a engendré des résistances et des oppositions tout aussi farouches. Pour ne donner qu’un exemple, Joseph Carroll a dénoncé, du point de vue du néo-évolutionnisme, la définition même de structure centrée mise en question par Derrida comme fausse, puisqu’elle assimile de manière sophistique au concept de centre ceux d’origine, arché, telos. Or, selon ses arguments : « (1) not all coherent structures have a ‘center’, in either a literal or metaphorical sense (houses have no central dominant principle that organizes the whole structure) ; (2) all structures have origins or antecedent causes, but these can be multiple and structures can change over time; in this sense, origins need not be ‘fixed’; (3) not all central organizing principles are origins; (4) not all origins can be identified as having a distinct ‘goal’ or ending point (telos); and (5) all teleological programs interact with larger systemic conditions such that changes in the condition modify the development of the programs »[46]. Derrida ne serait pas attentif à la probité de ses arguments, mais plutôt à l’image sensationnaliste qu’il veut imposer de soi en tant qu’« agent ultrasophistiqué de la démystification nihiliste »[47].
Nonobstant, l’idée de configurations ouvertes, incomplètes ou déstructurées a été reprise et développée par d’autres philosophes du postmodernisme. Dans le volume Mille plateaux (1980), le deuxième de la trilogie dédiée à la « schizanalyse » du capitalisme, Gilles Deleuze et Félix Guattari introduisent le concept de rhizome. Partant d’un concept similaire à celui de bricolage de Lévi-Strauss et Derrida, celui du livre comme agencement, assemblage, machine littéraire, les deux théoriciens font une distinction cruciale pour le paradigme postmoderne, entre trois formes d’organisation (d’un livre, d’un domaine, d’une théorie, etc.) : racine, radicelle et rhizome. Le « livre-racine » présente une image totalisante du monde, un cosmos structuré par un logos, dans lequel toutes les parties composantes se combinent de manière hiérarchique et généalogique. Comme on peut le voir, cette structure respecte les critères d’Aristote : unité, organicité, sens compréhensif, etc. Le « livre-radicelle » se donne la liberté d’une racine fasciculée, avec une multiplicité de ramifications, qui cependant conservent une origine linéaire et se résument dans une unité supérieure. Il dessine une sorte de chaosmos, entre ordre et hasard[48].
De l’autre côté se trouve le « livre-rhizome », qui, selon la métaphore végétale par laquelle il est défini, se développe comme une formation réticulaire sans origine, tronc ou centre, prolifère de manière incontrôlée, donnant du monde l’image d’un chaos en mouvement brownien. Les rhizomes ne permettent pas un surcodage, n’acceptent pas un sens totalisateur, sont non-hiérarchiques et anti-généalogiques. Deleuze et Guattari énumèrent quelques-uns de leurs caractéristiques : principes de connexion et d’hétérogénéité (« n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, […] très différent de l’arbre ou de la racine qui fixent un point, un ordre ») ; principe de multiplicité (« les multiplicités sont rhizomatiques, et dénoncent les pseudo-multiplicités arborescentes. Pas d’unité qui serve de pivot dans l’objet, ni qui se divise dans le sujet ») ; principe de rupture asignifiante (« un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes ») ; principes de cartographie et de décalcomanie (« un rhizome n’est justiciable d’aucun modèle structural ou génératif. Il est étranger à toute idée d’axe génétique, comme de structure profonde »)[49].
Les configurations rhizomiques sont, comme on peut le voir, manifestement anti-aristotéliques. Le principe de cartographie nie le postulat de la mimesis : si les modèles-arbre reproduisent des patterns fondateurs et fonctionnent comme des copies ou des décalques du monde, les modèles-rhizome sont des cartes mentales qui ne représentent pas mimétiquement la réalité, mais la construisent au fur et à mesure : « La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. »[50] Un autre principe, celui de la multiplicité irréductible, infirme autant le postulat de l’unité et de l’organicité, que celui du sens totalisateur, la dianoia : « La notion d’unité n’apparaît jamais que lorsque se produit dans une multiplicité une prise de pouvoir par le signifiant. »[51] Nous retrouvons l’idée de Derrida que le centre structurel est la garant de la signification du discours, de manière que l’insubordination des parties, leur résistance au surcodage, ne permet pas la constitution de la fable, du mythos.
Les structures-racine ont été utilisées pour ériger les systèmes les plus divers, de l’évolutionnisme de Darwin à la linguistique générative de Chomsky. En fait, elles sont le principe organisateur de toute théorie qui aboutit à des principes de plus en plus abstraits. Or, argumentent Deleuze et Guattari, « La pensée n’est pas arborescente, et le cerveau n’est pas une matière enracinée ni ramifiée » [52]. Les neurones, avec toutes les synapses qu’ils développent, se comportent comme un conglomérat rhizomique, un système probabiliste (uncertain nervous system). Les rhizomes sont présents en sociologie aussi, les grands nombres d’individus ayant tendance à imposer des tendances plutôt centrifuges. Dans ce sens, Deleuze et Guattari citent les études de Pierre Rosentiehl et Jean Petitot, qui opposent aux systèmes totalitaires et dictatoriaux (assimilables aux structures-arbre) les systèmes a-centrés, les automates asociaux, les réseaux d’automates finis. De fait, « toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome »[53], constitue ce que les deux théoriciens appellent un « plateau » ; d’où le titre de leur volume Mille plateaux, conçu à son tour, à l’instar des Mythologiques de Lévi-Strauss, comme un rhizome.
Un autre concept significatif est celui de « pensée nomade », lancé par Gilles Deleuze lors du colloque de Cerisy Nietzsche aujourd’hui ? (juillet 1972) et développé dans le volume Mille plateaux, dans le chapitre « Traité de nomadologie ». Partant du survol des sociétés historiques, le philosophe fait la distinction entre les communautés sédentaires, qui sont régies par une machinerie bureaucratique mise en place par la classe dominante, et les communautés nomades, qui circulent librement, changent de territoire, ne se laissent pas enfermés dans les frontières d’un empire : « Le nomade avec sa machine de guerre s’oppose au despote avec sa machine administrative ; l’unité nomadique extrinsèque s’oppose à l’unité despotique intrinsèque. »[54] Cette organisation sociale est évoquée par Deleuze pour mettre en contraste une « science de l’état », subordonnée à une hiérarchie du pouvoir, abstraite, formalisée, ordonnée par des algorithmes et équations, et une « science nomade », plus proche de la matérialité et du vécu, fluide, expérientielle, régie par des adéquations et inéquations sensibles aux variations et à l’intuition.[55] La métaphysique traditionnelle représente une sorte de « science d’état », une « machine de guerre » utilisée pour maintenir l’intégrité du système, alors que Nietzsche est « le premier à concevoir un autre type de discours comme une contre-philosophie. C’est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les énoncés ne seraient pas produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes comme bureaucrates de la raison pure, mais par une machine de guerre mobile »[56]. Le nomadisme est l’expression d’une volonté de liberté, du refus de la stabilité et de la subordination, de l’anomie, de la variation et de l’individualité.[57]
Les évolutions du roman, du film, de la musique ou des arts visuels modernes ont déterminé des commentateurs à réfléchir sur les mutations des formes traditionnelles. James M. Mellard, par exemple, démontre que le roman américain moderniste a vécu une évolution en trois temps (suivant l’algorithme hégélien thèse – antithèse – synthèse), qui marque l’explosion de la structure unitaire du canon aristotélique[58]. Ainsi, William Faulkner, dans Le Bruit et la fureur, a détruit la forme du roman d’une manière « naïve », c’est-à-dire en expérimentant des nouvelles formules sans un programme théorique défini. Joseph Heller, dans Catch-22, s’attaque délibérément, avec une conscience critique mordante, satirique, autant à la thématique de la guerre qu’à la composition formelle. Finalement, Richard Brautigan, dans La Pêche à la truite en Amérique, représente la phase de la contestation « sophistiquée », combinant dans l’esprit de la contre-culture des années ’60, la révolte, l’ironie, l’auto-dérision, etc.
Umberto Eco appelle ce type de textes « explosés » des « œuvres ouvertes », ou des « œuvres en mouvement ». L’« ouverture » se réfère au premier abord au noyau de significations et par conséquent à la liberté de l’interprétation. Toute œuvre d’art, observe Eco, « reste ouverte à une série virtuellement infinie de lectures possibles : chacune de ces lectures fait revivre l’œuvre selon une perspective, un goût, un exécution personnelle »[59], sans que son singularité en soit altérée. Par exemple, les herméneutiques existentialiste, théologique, clinique, psychanalytique ou autre de la prose de Kafka, ne sauraient épuiser ses symboles, car « celle-ci demeure inépuisable et ouverte parce qu’ambiguë »[60]. Toutefois, Eco constate que « le lecteur a simplement à sa disposition un éventail de possibilités soigneusement déterminées, et conditionnées de façon que la réaction interprétative n’échappe jamais au contrôle de l’auteur »[61] ; et dans un travail ultérieur, il finira par mettre des « limites » à la surinterprétation, ou au délire d’interprétation[62].
L’ouverture de la signification s’accompagne le plus souvent d’une « ouverture » de la forme, c’est-à-dire de la configuration de l’œuvre, qui rend possible l’interprétation plurielle. En parlant de la musique moderne, Eco note que, en contraste avec les œuvres classiques, des compositions comme celles de Stockhausen ou Boulez « ne constituent pas des messages achevés et définis, des formes déterminées une fois pour toutes. Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres ouvertes, que l’interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation »[63].
Dans un autre chapitre de L’Œuvre ouverte, intitulé « Le hasard et l’intrigue » (notions qui font écho aux concepts structuralistes d’histoire et récit), Eco se propose de remonter aux racines de l’opposition « fermeture » vs. « ouverture », en remettant en question les catégories poétiques aristotéliques. Commentant la pratique télévisuelle, il part de l’observation que l’existence, « la vie » rendue par les reportages, par la prise de vues en direct, sont sujettes au hasard. Or,
« Pour transformer ce hasard en nœud de possibilités, il est nécessaire d’y introduire un schéma d’organisation. Il faut choisir les éléments d’une constellation, entre lesquels on pourra ensuite – mais ensuite seulement – établir des rapports polyvalents. […] Justement parce qu’elle a pour objet la vie comme hasard, la prise de vues en direct cherche à la dominer en recourant à un mode d’organisation traditionnel, de type aristotélique, régi par ces lois de causalité et de nécessité qui sont, en définitive, les lois mêmes de la vraisemblance. »[64]
La majorité de la production contemporaine, qu’elle soit de masse ou de niveau élevé, constate Eco, se soumet au besoin d’ordonner, de structurer, de donner un sens aux phénomènes de l’existence. Pour créer l’effet de vraisemblance exigé par le grand public, les auteurs organisent les séries d’évènements et d’épisodes dans des intrigues et des actions, engendrant ce qu’Aristote appelle justement le sujet ou la fable (mythos)[65]. Mais, en opposition avec ce canon traditionnel, poursuit Eco, de plus en plus d’œuvres modernes, comme les films d’Antonioni, « s’écartent résolument des structures traditionnelles de l’intrigue. Les événements n’y ont plus, entre eux, de rapports dramatiques au sens conventionnel. Il ne se passe rien ou, lorsqu’il se passe quelque chose, on ne dirait plus un fait raconté, mais un fait surgi par hasard »[66]. La littérature, le cinéma, la musique et les arts visuels modernes, tendent vers une « poétique de l’Informel », vers un désordre total de la forme qui rend impossible l’organisation des significations possibles. Assumant l’esprit d’une perpétuelle rupture avec les modèles traditionnels et les schémas hérités, les artistes modernes conçoivent la forme non plus comme une configuration finie et fermée, mais comme « un champ de possibilités interprétatives, une configuration de stimuli dotée d’une indétermination fondamentale »[67].
Cette évolution de l’art moderne serait en résonance avec l’imposition de la nouvelle théorie des quanta et le changement du paradigme scientifique. Dans le désir de reproduire la nouvelle vision de l’univers, l’art emprunte et adapte les catégories de l’indéterminisme quantique, comme la répartition statistique, l’entropie, la probabilité, la contradiction, la discontinuité[68]. Par contraste avec l’art classique, « l’art contemporain recherche […] une rupture des lois de la probabilité qui régissent le langage commun, remettant en question ses prémisses au moment même où il s’en sert, et tendant à le déformer »[69].
Plus tard, dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Umberto Eco reprend et développe l’idée que les œuvres ouvertes sont malléables, fracturables à l’infini, sans un message clair, ambiguës comme la vie elle-même. Ces créations assument délibérément la possibilité d’errer au hasard, donc le manque de structure, en tant que liberté créatrice. Des films comme Casablanca ou Rocky Horror Picture Show seraient devenus des œuvres cultes pour le public contemporain justement parce qu’elles sont dissociables et déformables à l’infini, reflétant le paradigme cognitif et le goût esthétique actuel. Quand il se confronte à des œuvres ouvertes, le lecteur se retrouve dans le « bois du roman », qui devient assez vite un vrai labyrinthe narratif. Les compétences encyclopédiques sans limites exigées par des textes comme Finnegan’s Wake font de ces textes des « forêts infinies », qu’on ne saurait pas appréhender et cartographier.[70]
Dans un travail ultérieur, Dall’albero al labirinto, Umberto Eco porte plus loin la métaphore de la forêt à celle du labyrinthe[71]. Cette fois le théoricien part de la distinction entre dictionnaire et encyclopédie, entendus comme manières opposées de structurer la matière qu’ils rassemblent. Les dictionnaires seraient organisés, selon la méthode déductive d’Aristote et de Porphyre, dans des structures descendantes du général au concret, reproduisant la « grande chaîne de l’être » de la philosophie ancienne. Ils forment des « arbres du savoir », ou chaque branche se divise à son tour dans des branches dérivées, représentant des domaines de plus en plus spécifiques de la connaissance. En revanche, une encyclopédie (surtout l’« encyclopédie maximale » dont parle Eco, en tant que totalité du savoir humain) est confrontée à la richesse infinie du réel, qui ne semble pas se soumettre aux rigueurs de la logique. Eco cite l’aveu d’impuissance de d’Alembert dans sa préface à la Grande Encyclopédie, que nous reprenons à notre tour :
« Le système général des sciences et des arts est une espèce de labyrinthe, de chemin tortueux, où l’esprit s’engage sans trop connaître la route qu’il doit tenir. Pressé par ses besoins, et par ceux du corps auquel il est uni, il étudie d’abord les premiers objets qui se présentent à lui ; pénètre le plus avant qu’il peut dans la connaissance de ces objets ; rencontre bientôt des difficultés qui l’arrêtent, et soit par l’espérance ou même par le désespoir de les vaincre, se jette dans une nouvelle route ; revient ensuite sur ses pas, franchit quelquefois les premières barrières pour en rencontrer de nouvelles ; et passant rapidement d’un objet à un autre, fait sur chacun de ces objets à différents intervalles et comme par secousses, une suite d’opérations dont la génération même de ses idées rend la discontinuité nécessaire. Mais ce désordre, tout philosophique qu’il est de la part de l’âme, défigurerait, ou plutôt anéantirait entièrement un arbre encyclopédique dans lequel on voudrait le représenter. »[72]
Dans une encyclopédie, la figure de l’arbre fait place à celle de la forêt, qui ne se soumet plus aux disjonctions binaires, mais au modèle réticulaire d’un labyrinthe avec des bifurcations arbitraires et illimitées[73]. Une « encyclopédie maximale » est potentiellement infinie, parce qu’elle ne se résume pas à inventorier ce qui est « vrai », certifié par une science quelconque, mais recueille tout ce qui a été imaginé, pensé et dit de tous les objets du monde[74]. Elle ne saurait pas être organisée dans un schéma, elle est un réseau sémantique dans lequel les nœuds de signification sont tous reliés entre eux par des références transversales. Pour fixer cette figure du labyrinthe, Eco assume la métaphore du rhizome proposée par Deleuze et Guattari[75].
La figure de l’encyclopédie comme totalité labyrinthique a été utilisée par d’autres commentateurs pour décrire les œuvres littéraires qui prétendent réfléchir le pluri-morphisme du réel. Edward Mendelson, par exemple, a donné le nom de « narration encyclopédique » à la forme de plusieurs textes qui continuent l’ambition des anciennes épopées de saisir une image complexe et complète du monde. Dans ce sous-genre cadreraient, à un premier appel (mais la liste de Mendelson peut être prolongée à souhait), La Divine Comédie, Gargantua et Pantagruel, Don Quijote, Faust, Moby Dick, Ulysse et L’Arc-en-ciel de la gravité. À l’instar des épopées homériques ou de la Bible, ces œuvres sont le miroir de toute une culture, elles sont l’« encyclopédie » du savoir d’une époque. Racontant le mythe ou l’histoire d’une civilisation, donnant un compte-rendu complet d’une science ou d’une technologie, utilisant une suite de styles littéraires et proposant un discours polyglotte, la narration encyclopédique est cumulative et hétérogène, analytique et synthétique en même temps, « monstrueuse » en aspect[76].
Toutefois, bien qu’il suppose une ouverture alluvionnaire de la forme, le genre (ou sous-genre) « encyclopédique » ne retombe pas dans la catégorie que nous avons proposé de nommer « anarchétypes »[77]. Les œuvres encyclopédiques peuvent être des travaux organisés soit de manière aristotélique, archétypale, soit de manière anti-canonique, anarchétypale. Parmi les sept textes inventoriés par Mendelson, trois sont articulés par un sens global architectonique et fermé (La Divine Comédie, Faust, Moby Dick), trois autres ont un aspect libre, proliférant, sans critère de fermeture et de « récapitulation » (Gargantua et Pantagruel, Don Quijote, L’Arc-en-ciel de la gravité), alors qu’Ulysse nécessité une analyse spéciale. Pour étendre les exemples, on pourrait ajouter à Gargantua et Don Quijote d’autres œuvres anarchétypales prémodernes comme Orlando furioso, The Faerie Queenie ou Lazarillo de Tormes, qui malgré leurs configurations ouvertes et le rejet de l’esthétique classique, ont été finalement acceptées et canonisées par la tradition. Le principe des libres associations narratives qui les gouverne peut être mis en contraste de manière significative avec les trames archétypales d’autres œuvres contemporaines, ayant une structure presque initiatique, telles La Jérusalem libérée ou le Paradis perdu. Cette mise en contraste veut suggérer que la valeur ne dépend pas et que, le long de l’histoire, elle n’a pas été jugée uniquement en fonction du respect des catégories de la poétique aristotélique.
Franco Moretti développe la théorie de Edward Mendelson en l’étayant par le concept de systèmes-monde d’Immanuel Wallerstein[78]. À l’instar du système économique mondial, Moretti parle de « textes-monde », qui n’ont plus comme référence une culture nationale, locale, mais un continent, ou le monde dans sa totalité[79]. Faust, Moby Dick, Ulysse, les Cantos, La Terre vague, L’Homme sans qualités, Cent Ans de solitude seraient de tels textes rares, isolés, étranges[80]. L’épique moderne, observe Moretti, a renoncé aux structures organiques et centripètes et assume le principe de l’accumulation mécanique, du collage, de la juxtaposition. Ces « romans centrifuges » ont « une forme qui peut être coupée à volonté. Plus encore, une qui peut être enrichie à volonté. […] Une forme dans une croissance incessante »[81]. Ayant des « fins faibles, indécis, qui n’arrivent ni à conclure le texte ni à fixer sa signification une fois pour toutes », ils risquent de rester « des ensembles démunis d’unité, un archipel de ‘mondes indépendants’ »[82]. La conclusion de Moretti n’est pas que ces textes restent inachevés, mais que leur inaboutissement est une stratégie délibérée, que l’ouverture, le manque d’une conclusion définitive, les digressions deviennent elles-mêmes le but de la narration, c’est-à-dire la fable, le sujet d’Aristote.
Toutefois, de même que les « narrations encyclopédiques », le sous-genre des textes-monde de Moretti, bien qu’appelant massivement à des attitudes anarchiques, ne se superpose pas non plus avec ce que nous définissons comme un anarchétype. Comme nous le montrions déjà, les textes encyclopédiques ou « mondiaux » ne sont pas tous dépourvus du fil rouge d’un sens global, d’une dianoia, d’un logos. Goethe, par exemple, bien qu’il ait écrit son grand poème dramatique de manière fragmentaire, discontinue, par accumulation d’épisodes rédigés séparément dans divers moments de sa longue période d’élaboration, a appliqué la suggestion impérieuse de Schiller de structurer le texte sur un scénario allégorique. L’évolution de Faust à travers les étages de l’univers, du monde humain aux mondes d’en bas et jusqu’au ciel, est devenue une parabole du destin de toute l’humanité, une variante de l’archétype adamique. De même, bien qu’expérimentant de manière magistrale les techniques les plus variées du continuum de la conscience et de la polyphonie, Ulysse reste tout de même organisé, par la volonté expresse de l’auteur, par le schéma archétypal de l’Odyssée[83]. Et encore, en plus de ce pattern narratif temporel, Ulysse bénéficie aussi bien d’un autre pattern, spatial, à savoir ce que Rudolf Arnheim identifie comme une synopsis du Dublin.[84] Si on veut chercher chez Joyce une œuvre complètement anarchétypale, ce ne sera pas Ulysse, mais Finnegan’s Wake, dans lequel l’auteur n’offre plus aucun système de repère temporel et de carroyage cartographique.
Le postmodernisme accentue encore plus les tendances centrifuges de la littérature moderniste. L’attaque de Nietzsche et de ses successeurs contre ce que Lyotard appelle des méga-récits, narrations explicatives et mythes fondateurs de la philosophie classique, a obligé la littérature à reproduire, à tous les niveaux de la vision du monde (ontologique, psychologique, esthétique) et du discours (sémantique et sémiologique), la grande crise du centre et du sens, le polymorphisme et les crises d’identité de l’homme contemporain. Dans une synthèse sur la littérature actuelle, Postmodernist Fiction, Brian McHale s’ingénie à faire un inventaire des traits d’exceptionnalité et des techniques de rupture de ces auteurs, dont le tiers inclus, « self-erasing narrative », médiateurs exclus, bifurcations, violation des séquences linéaires, boucles et métalepses bizarres, fins multiples ou circulaires, boîtes chinoises et poupées russes, régression à l’infini, trompe-l’œil, réalités variables, etc.[85]
Ces caractéristiques se retrouvent dans plusieurs espèces qui amplifient dans la postmodernité les tendances du modernisme, comme le roman-système, le méga-roman ou le roman maximaliste. Par exemple, dans une étude sur The Art of Excess, Tom LeClair montre que, pour maîtriser conceptuellement le réel (autant le monde extérieur que le techniques narratives et la réception des lecteurs), la prose moderne fait appel à la théorie des systèmes complexes de la biologie[86]. Le roman-système (systems novel) est, dans la description de Stefano Ercolino, « a novel that is torrential, chaotic, labyrinthine, long-winded, shrouded in obscure symbolisms, and structured by such rigid and often hard-to-unravel logic »[87]. Un autre théoricien, Frederick R. Karl caractérise une des espèces épiques américaines contemporaines, qu’il appelle méga-roman (mega-novel), par des traits anti-structurels comme la longueur, l’ouverture, l’incomplétude, le chaos, le désordre, l’expérimentalisme, la décentralisation. Ce type de textes, soutient Karl, “is long but lacks any sens of completion; while it has no boundaries for an ending, of course it does end; it seems to defy clear organization—it seems decentered, unbalanced—yet has intense order; it is located outside traditional forms of narrative, but still employs some conventional modes. Its aim posits disorder, messiness, the chaos of our existence and by extension of our times”[88].
Une des contributions récentes dans cette direction est l’espèce du roman maximal (maximalist novel) proposée par Stefano Ercolino. Après avoir fait la synthèse des concepts évoqués par nous antérieurement, Ercolino donne la liste suivante de caractéristiques des romans qui ont l’ambition de la totalité : la longueur (« chorality, digressions, the polycentric multiplication of narrative threads »); l’encyclopédisme (littérature comme archive, ou tentative de « digitaliser » par l’écriture le monde) ; la polyphonie et la fragmentation (« the fragment is the morphological part of the rhizomatic cognitive structure of the maximalist novel »); exubérance diégétique (« the narration is hypertrophic and ultra-dense » ; « the ideea of unitary and unifying narrative action explodes into a thousand pieces, flooding into a large number of stories »); complétude (la présence d’une structure-cadre qui englobe le texte) ; omniscience narrative ; imagination paranoïde ; dimension intersémiotique ; engagement éthique ; réalisme hybride[89].
On peut noter en passant que les quatre premiers traits sont spécifiques pour ce que nous considérons des compositions anarchétypiques (narrative entropy), tandis que les trois derniers sont de nature plutôt archétypale (Ercolino lui-même observe que le roman maximal est confronté à une dialectique interne entre chaos et cosmos). Ceci confirme notre observation que les anarchétypes, en tant que catégorie formelle (ou structurelle), ne s’identifient pas avec certains sous-genres ou espèces littéraires, bien que quelques-uns en soient plus ouverts à l’entropie narrative que d’autres[90]. De plus, de même que les textes-monde, méga-romans ou romans maximalistes ne sont pas de manière automatique des textes anarchétypiques, certains ayant une forme parfaitement logocentrique, la longueur et l’encyclopédisme ne sont pas non plus garants d’une anarchie. Des romans courts ou de dimensions communes peuvent avoir tout aussi bien une composition anarchétypique. Pour ne donner que quelques exemples, un texte comme Alice in Wonderland par Lewis Carroll est parfaitement ouvert, peut se prolonger à l’infini, selon une logique (ou manque de logique) onirique-ludique. Des romans de petites dimensions comme L’Arrache-cœur et L’Automne à Pékin de Boris Vian, ou Molloy et L’Innommable de Samuel Beckett, manifestent un refus tout aussi véhément du logos, de la structure, du centre, comme les romans maximalistes, en défendant délibérément la déconstruction et la liberté face aux schémas et à la tradition. Ou encore, Thomas Pynchon n’a pas besoin de grandes surfaces, comme Gravity’s Rainbow, pour écrire de manière anarchétypique, son roman V., plus modeste comme dimension, assume la même écriture libre de contraintes formelles et logique que le premier.
Pour conclure, nous espérons avoir démontré dans cette étude espère que, en opposition avec les esthéticiens et les rhétoriciens prémodernes, les philosophes et les théoriciens du modernisme et du postmodernisme ont pu se libérer du complexe d’hétérodoxie et de culpabilité envers Aristote et élaborer, parfois avec un orgueil anarchique, des concepts paradoxaux, à l’encontre de l’ordre et de la tradition aristotélique : hétérologie, polyphonie, dialogisme infinalisable, culture du carnaval (Bakhtine), échec de l’analyse structurale, mythologie in-terminable, discours anthropologique anaclastique (Claude Lévi-Strauss), post-structuralisme, déconstruction, a-centralité (Jacques Derrida), schizanalyse, rhizome, assemblage, plateaux, nomadologie (Gilles Deleuze et Félix Guattari), œuvre ouverte, forêt littéraire, labyrinthe (Umberto Eco), roman encyclopédique (Edward Mendelson), texte-monde (Franco Moretti), roman-système et roman maximaliste (Stefano Ercolino), méga-romans (Frederick R. Karl), etc. Cette énumération constitue une sorte d’« archéologie » du concept d’anarchétype, en complémentarité oppositive avec celle des principes archétypaux d’Aristote passée en revue dans le texte publié antérieurement dans la revue académique Transilvania.[91]
Acknowledgement: This work was supported by a grant of the Romanian Ministry of Research, Innovation and Digitalization, UEFISCDI, project number PN-III-P4-PCE-2021-1234.
[1] Corin Braga, « Canon et Anti-Canon (I) : La tradition aristotélique », Transilvania, no. 9 (2023): 11-29.
[2] Franco Moretti, Modern Epic : The World System from Goethe to García Márquez (London & New York : Verso, 1996), 95.
[3] Mikhail M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, trad. Guy Verret (Paris : Éditions L’Âge d’homme, 1970).
[4] Mikhaïl M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier (Paris : Gallimard, 1978).
[5] Pour quelques références rapides, voir Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine : Le Principe Dialogique suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, trad. du russe par G. Philippenko et M. Canto-Sperber (Paris : Seuil, 1981) ; Jean Peytard, Mikhaïl Bakhtine. Dialogisme et analyse du discours (Paris : Bertrand-Lacoste, « Référence », 1995) ; Jacques Brès et al., Dialogisme et polyphonie : approches linguistiques (Paris : De Boeck Supérieur, 2005).
[6] Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, 130.
[7] Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel (Paris : Gallimard, 1970).
[8] Ibid., 18.
[9] Ibid., 17, 431.
[10] Ibid., 28.
[11] Ibid., 41 sqq.
[12] Ibid., 38.
[13] Ibid., 75.
[14] Rosalie Colie, The Resources of Kind. Genre-Theory in the Renaissance (Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1973), 128.
[15] Voir Alastair Fowler, Kinds of Literature: An Introduction to the Theory of Genres and Modes (Cambridge MA : Harvard University Press, 1982) ; Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire? (Paris : Seuil, 1989) ; Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat, éds., L’Éclatement des genres au XXe siècle (Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001).
[16] The Cambridge History of Literary Criticism, vol. 3 : The Renaissance, ed. Glyn P. Norton (Cambridge : Cambridge University Press, 1999), 9.
[17] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (Paris : PLON, 1974), 47.
[18] Ibid., 241-242.
[19] Teun A. van Dijk and Walter Kintsch, Strategies of Discourse Comprehension (New York : Academic Press, 1983) ; Teun A. van Dijk, éd., Discourse Studies, vol. I (Los Angeles, London, New Delhi & Singapore : Sage Publications, 2007).
[20] Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 238, 252 sqq.
[21] Ibid., 422-424.
[22] Ibid., 237.
[23] Corin Braga, Archétypologie postmoderne. D’Œdipe à Umberto Eco (Paris : Honoré Champion, 2019), Chapitre I.1., 8-27.
[24] Ibid., Chapitre I.2, 32-53.
[25] Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 249.
[26] Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (Paris : Plon, 1962), 48.
[27] Ibid., 49.
[28] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques. Le cru et le cuit (Paris : Plon, 1964), 10.
[29] Ibid., 13.
[30] Ibid., 13-14.
[31] Ibid., 11.
[32] Ibid.
[33] Ibid., 13.
[34] Ibid., 12.
[35] Richard Macksey and Eugenio Donato, The Structuralist Controversy : The Languages of Criticism and the Sciences of Man (Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 2007 [1970]), 247-273.
[36] Jacques Derrida, Écriture et la Différance (Paris : Seuil, 1967), chap. X, 409-429.
[37] Ibid., 11.
[38] Ibid., 409-410.
[39] Ibid., 421.
[40] Ibid., 416-417.
[41] Ibid., 417, 414.
[42] Ibid., 416.
[43] Ibid., 427.
[44] Ibid., 410.
[45] Ibid., 424-425.
[46] Joseph Carroll, Evolution and Literary Theory (Columbia & London : University of Missouri Press, 1995), 396.
[47] Ibid.
[48] Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 (Paris : Les Éditions du Minuit, 1980), 8 sqq.
[49] Ibid., 12 sqq.
[50] Ibid., 19.
[51] Ibid., 14.
[52] Ibid., 23.
[53] Ibid., 33.
[54] Bernard Pautrat, Catherine Peyrou, Maurice Patronnier de Gandillac, éds., Nietzsche aujourd’hui? [Actes du colloque organisé par le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle] (Paris : Union Générale d’Éditions, 1973). Citation d’après http://lesilencequiparle.unblog.fr/2012/09/17/pensee-nomade-colloque-nietzsche-aujourdhui-gilles-deleuze/, consulté le 17.02.2023.
[55] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, chapitre « Traité de nomadologie : la machine de guerre », passim.
[56] Gilles Deleuze, « Pensée nomade », Colloque de Cerisy, 1972. http://lesilencequiparle.unblog.fr/2012/09/17/pensee-nomade-colloque-nietzsche-aujourdhui-gilles-deleuze/, consulté le 17.02.2023.
[57] Pour une application de la « pensée nomade » à la poésie, voir Pierre Joris, A Nomad Poetics. Essays (Middletown CT : Wesleyan University Press, 2003).
[58] James M. Mellard, The Exploded Form: The Modernist Novel in America (Urbana : University of Illinois Press, 1980).
[59] Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, trad. Chantal Roux de Bézieux et André Boucourechliev (Paris : Éditions du Seuil, 1962), 35.
[60] Ibid., 22.
[61] Ibid., 19.
[62] Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, trad. Myriem Bouzaher (Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 1992).
[63] Eco, L’Œuvre ouverte, 17.
[64] Eco, L’Œuvre ouverte, 160.
[65] Ibid., 165.
[66] Ibid., 159.
[67] Ibid., 117.
[68] Ibid., 121-122.
[69] Ibid., 128.
[70] Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, trad. Myriem Bouzaher (Paris : Le Livre de Poche, 1998).
[71] Umberto Eco, Dall’albero al labirinto. Studi storici sul segno e l’interpretazione (Milano : RCS Libri, 2007) ; nous citons d’après l’édition américaine Umberto Eco, From the Tree to the Labyrinth. Historical Studies on the Sign and Interpretation, trad. Anthony Oldcorn (Cambridge MA and London : Harvard University Press, 2014).
[72] Jean le Rond d’Alembert (1717-1783), Discours préliminaire à l’Encyclopédie (1751), Édition électronique (ePub, PDF), Les Échos du Maquis, 2011, 30. https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Discours-pr%C3%A9liminaire-%C3%A0-lEncyclop%C3%A9die.pdf.
[73] Eco, From the Tree to the Labyrinth, 36, 42.
[74] Ibid., 50.
[75] Ibid., 54.
[76] Edward Mendelson, « Encyclopedic Narrative : From Dante to Pynchon », Modern Language Notes, no. 91 (1976) : 1267-1275.
[77] Voir notre texte Corin Braga, « ANARCHETYPE : Reading Aesthetic Form after ‘Structure’ », in Theory in the “Post” Era. A Vocabulary for the 21st– Century Conceptual Commons, eds. Alexandru Matei, Christian Moraru & Andrei Terian (New York, London, Dublin, Bloomsbury Academic, 2021), 121-139.
[78] Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde (Paris : La Découverte, 2009).
[79] Franco Moretti, Modern Epic : The World-System from Goethe to García Márquez, trad. Quintin Hoare (London & New York : Verso, 1996), 50.
[80] Ibid., 1.
[81] « A form that may be cut at will. Above all, one that may be added to at will. […] A form in continuous growth. » Ibid., 96.
[82] « All weak, indecisive endings, that neither conclude the text nor settles its meaning once and for all. Does this mean that the modern epic remains an ensemble devoid of unity, an archipelago of ’independent worlds.’ » Ibid., 48.
[83] Ezra Pound a bien remarqué ce fait : « The parallels with the Odyssey are mere mechanics, any blockhead can go back and trace them. Joyce had to have a shape on which to order his haos”. In Pound / Joyce. The Letters of Ezra Pound to James Joyce, with Pound’s Essays on Joyce, ed. F. Read (London : Faber & Faber, 1967), 250. Voir aussi dans ce sens l’analyse de Stuart Gilbert, James Joyce’s Ulysses (New York : Alfred A. Knopf, 1934).
[84] Rudolf Arnheim, New Essays on the Psychology of Art (Berkeley, Los Angeles & London : University of California Press, 1986), 79.
[85] Brian McHale, Postmodernist Fiction (London : Routledge, 1987), 106-116.
[86] Tom LeClair, The Art of Excess : Mastery in Contemporary American Fiction (Urbana : University of Illinois Press, 1989).
[87] Stefano Ercolino, The Maximalist Novel : From Thomas Pynchon’s Gravity’s Rainbow to Roberto Bolaño’s 2066. trad. Albert Sbraglia (New York, London, New Delphi & Sydney : Bloomsburry, 2014), 5.
[88] Frederick R. Karl, American Fictions (1980-2000): Whose America Is It Anyway? (Bloomington : Xlibris, 2001), 155. Voir aussi Christian Moraru, « Meganovel », American Book Review 37, no. 2 (2016).
[89] Ercolino, The Maximalist Novel, 20, 28-29, 66, 71, 75. Voir aussi Nick Levey, Maximalism in Contemporary American Fiction : The Uses of Detail (New York : Routledge, 2017).
[90] Voir aussi Corin Braga, “Trois métatypologies: archétype, anarchétype, eschatype”, In Fortunes et infortunes des genres littéraires en Europe, Deuxième Congrès du Réseau Européen d’études littéraires comparées (Clermont-Ferrand, 2008), 1-15.
[91] Voir Note 1.
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